Assise sur le côté, dans le réfectoire de la section Alzheimer à Taninges, cette dame et ses grands yeux ronds et bleus, magnifiques, immenses, pâles pâles pâles…
Elle ne perd pas une miette du spectacle, la main toujours posée sur sa canne, et ses yeux infiniment ouverts. Je me demande ce qui l’atteint, si elle entend, si elle comprend, elle, au beau milieu de cette drôle d’humanité dévastée : les mâchoires vides qui claquent ou clapotent, les cris, les trilles roucoulantes que lancent certains, les dames qui se lèvent parce que c’est bientôt l’heure du goûter et qui va m’emmener ?…, les messieurs qui piquent du nez et relèvent la tête avec un sourire doux, je me demande ce que raconte son regard bleu, si pâle si fixe. Le spectacle est fini, elle applaudit, longtemps. On revient dire au revoir, elle est installée en face d’un monsieur à moustaches, en silence. Elle dit d’une voix claire, vive, d’une voix qui pourrait être notre voix, elle dit : chapeau, bravo, c’était très bien, parce que je sais ce que c’est moi, il faut tenir, hein, c’est pas rien, bravo. J’étais comédienne aussi, oui, mais à Paris. À Paris oui, j’ai joué des trucs rigolos moi, oui, je raconte des bêtises, des conneries, ça fait rire les gens, ils sont contents, ils disent qu’ils repartent plus légers, ah, il leur en faut pas beaucoup. Elle sourit, elle est belle, elle s’anime, je n’en crois pas mes yeux, je n’en crois pas mes oreilles. Elle continue, je jouais à côté d’Opéra, dans un grand théâtre, moi qui me sentais si petite, ils m’ont reçu comme une reine, oui, c’était chouette. Et puis j’ai quitté Paris parce que je suis tombée amoureuse… Ses yeux pétillent, c’est une jeune fille. Je suis tombée amoureuse d’un jeune homme charmant, formidable, beau comme tout, et puis si bon : il avait toujours un mot gentil pour tout le monde, il faisait tout pour que je me sente bien, pour que je sois bien, dès que j’avais un petit moment tristesse alors, il me soignait comme une princesse, et puis il est mort, oui… Ce sont toujours les meilleurs qui partent en premier, n’est ce pas ? Restent que les peaux de vaches. Elle regarde le vieux monsieur à moustaches, toujours silencieux, qui a l’air bien inoffensif. Elle continue : alors, je n’ai pas pu supporter, vous comprenez, c’était l’amour de ma vie qu’on m’ôtait, c’était intolérable, insupportable, j’ai perdu l’homme de ma vie, l’homme que j’aimais vous comprenez, et puis j’ai perdu un ami. Oui, l’amour de ma vie, et un si grand ami. Je ne faisais que pleurer, toute la journée, je ne pouvais plus faire rire personne, je ne faisais plus que pleurer, ah non, les gens disent : oh, comédienne, c’est facile, c’est même pas un travail, mais non, ce n’est pas vrai, c’est dur, c’est dur ce métier, on ne peut pas faire semblant… Alors, bravo, et puis merci, et puis surtout, elle nous sert la main, elle a une poignée franche, forte, vive, elle plante ses yeux dans les nôtres, elle dit : et puis surtout, MERDE.
Quand nous quittons la salle, elle est toujours toute droite assise sur sa chaise, sa main toujours posée sur sa canne, Sarah Bernhardt coincée dans un hospice, princière, elle tourne la tête vers nous, toujours ses grands yeux bleus tellement tellement ouverts, pour voir, pour nous voir, elle lève la main, esquisse un sourire puis, adieu.
C’est beau cette rencontre !!!!! merci pour ce texte Françoise. Je la vois cette femme, cette vie et ta rencontre avec elle.
Merci Elsa, oui, quelle rencontre….
Magnifique texte …